Urgence à bord [ft. Liv]

Les marins ne savaient décidément pas se tenir, quelque soit le lieu. Quelque part, Elea pouvait comprendre que les Cités ne les apprécient que très peu, il fallait voir les énergumènes... Alcooliques, violents, sans morale, un peu trop fiers, ce ne sont étrangement pas des "qualités" recherchées. Pourtant, quand ils avaient largué l'ancre dans la baie de Falaise fin Abril, tout s'était bien passé. Il n'avait suffit que de quelques jours pour que tout dérape. Les étages avaient déjà été les témoins de courses-poursuites avec les autorités - la jeune lieutenant était également de la partie -, de soirées un peu trop arrosées et de petits larcins. Vraiment menus. Une broche en or ou un collier de perles, qu'est-ce que c'était dans une vie ? Les Falaisiens étaient décidément trop attachés à leurs possessions. A cause de leur vision animiste et superstitieuse, peut-être. Les flibustiers aussi ? Rien à voir.

Cependant, que les coups d'éclat ridicules s'invitent sur le navire, la rouquine ne s'y attendait pas. Les règles de partage de butin étaient pourtant claires mais certains n'avaient pas apprécié, jalousies habituelles sans doute. Placide et bourru comme à son habitude, le quartier-maître Hastings n'avait pas écouté les plaintes incessantes d'un artilleur à propos de la répartition de l'or. Par contre, personne n'insultait sa mère. Les règlements de compte étaient interdits à bord, aussi les deux mécontents s'étaient battus sur la plage. Les pieds et les poings avaient fusé, l'officier avait bien évidemment gagné avec sa carrure d'armoire à glace. Les combattants souffraient cependant tous les deux de coupures et d'hématomes. Le perdant avait d'ailleurs un joli œil au beurre noir et le nez probablement un peu tordu. Mais le goût de la défaite ne lui avait pas beaucoup plu et le fourbe avait coupé une corde sous le pied d'Hastings, alors qu'il grimpait jusqu'à la première vigie. Vu son poids, tout de muscles, il avait lourdement chuté et était très mal retombé sur le côté droit. Les articulations avaient pris un sacré coup. Acte de sabotage, blessures et revanche sur le navire, le responsable avait été jeté à l'eau manu militari. Il se débrouillerait pour rejoindre le rivage et ses affaires avaient été coulées au fond de l'océan.

Elea, en bonne seconde de navire, avait sauté dans une chaloupe en direction de Falaise, rapidement conduite par un marin de confiance. Il n'avait pas de médecin à bord, il les avait abandonné pour un contrat plus tranquille, alors elle était obligée de recourir au premier qu'elle croiserait dans les étages de la ville. Elle les parcourait d'ailleurs à grandes enjambées, bousculant tout le monde sur son passage jusqu'à arriver sur la place communautaire. Les mains en porte-voix, elle s'écria :

-On a besoin d'un médecin en urgence sur l'Arcana !

Elle répéta son appel à plusieurs reprises, ignorant les regards dédaigneux ou inquiets de personnes qui lui étaient inutiles.

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Le succès n'avait pas été au rendez-vous immédiatement. Les remarques désagréables des Falaisiens glissaient sur Elea comme de la simple écume, elle ne faisait pas de cas de ce qu'ils pouvaient bien penser. Des individus beaucoup trop tranquilles et installés pour être dignes d'intérêt. Des marchands inquiets pour leur cargaison, des ancêtres rabat-joie, des habitants sans aucun goût pour l'aventure et qui cachaient les yeux de leurs enfants. Pourtant elle ne présentait rien de choquant... aujourd'hui. Mais les gamins avaient au moins le mérite d'être curieux. A chaque navire mouillant dans la baie de Falaise, ils s'attroupaient sur les plages et autour des places animées pour avoir le droit quelques miettes d'histoires. Mais ce n'était pas le moment, elle ne leur adressait même pas un sourire, son regard couleur tempête occupé à reconnaître un docteur.

La lieutenant de marine avait cru entendre une voix lui répondre, lointain écho dont elle n'arrivait pas à percevoir la provenance malgré son ouïe fine. Son esprit s'échauffait. Sous prétexte de stupides croyances, le monde était prêt à abandonner un blessé ? Misty Harbor avait beau être un repaire de bandits et de truands, ses habitants avaient au moins l'honneur d'assister toute personne qui le nécessitait. Ces égoïstes méritaient bien de se faire arnaquer et attaquer par les navires comme l'Arcana, centrés sur leur petit nombril, dans le vacarme assourdissant de leur immobilité. Elle s'apprêtait à parcourir la salle commun à grandes enjambées agacées quand elle sentit un main sur son bras. Elle se retourna vivement, prête à assommer d'insultes celui ou celle qui oserait lui faire une remarque mais la même voix qu'auparavant coupa son élan :

-Que se passe-t-il?

Elle étudia du regard le petit bout de femme qui lui faisait face, reconnaissant le brassard des médecins de Neidrag. Elle n'arrivait pas à lui donner un âge, entre son impression de calme et de sagesse mais son apparence gracieuse et juvénile. Le regard nuageux de la doctoresse, entouré d'une tâche noire à peine visible avec le foulard remontant haut sur son visage, calma instantanément la pirate. Elle dégageait une aura rassurante, presque familière et Elea se détendit légèrement. Elle n'avait de toute façon pas l'embarras du choix.

-Un de mes officiers a fait une mauvaise chute et nous n'avons malheureusement plus de médecin à bord.

Dans l'urgence, elle en oubliait presque la plus élémentaire des politesses. En guise de remerciement, elle salua son interlocutrice d'une courbette élégante, main sur sa poitrine.

-Je suis Elea Flint, lieutenant de l'Arcana. Si vous voulez bien me suivre...

Ralentissant le rythme de ses foulées, elle entraîna la médecin en dehors de la salle commune, quittant les étages pour retourner sur la grève.

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Une lueur étrange était apparue dans le regard brumeux de la doctoresse, qu'Elea n'arrivait pas à déchiffrer. Elle ne s'attarda cependant pas dessus, il y avait plus urgent, comme la santé de son quartier-maître. Les deux femmes auraient tout le temps de discuter plus tard. Bien qu'elle ait ralentit le rythme de ses foulées, c'était peut-être encore un peu trop rapide pour la médecin, qui peinait à reprendre sa respiration dans l'ascenseur. Falaise était fascinante, la seule Cité à détenir les secrets d'une telle énergie. Misty Harbor avait essayé à plusieurs reprises de percer l'aura de mystère de l'électricité mais sans succès. La pirate retint un léger sourire à cette idée et devant le souffle court de son invitée d'honneur. Elle avait entendu de lointaines histoires sur la maladie qui avait ravagé la première ville de Neidrag mais sans plus. Peut-être pourrait-elle en savoir plus après l'intervention ?

Quittant la formidable machine, la lieutenant continua sa route sans se soucier un seul instant des Falaisiens et de leur inconfort. Ses pas étaient néanmoins plus lents qu'auparavant, par respect pour la médecin. Dont elle ne savait même pas le nom, tant elle s'était précipitée. Sur la plage, la chaloupe attendait toujours le retour d'Elea. Un peu plus loin dans la baie, l'Arcana dominait les eaux de toute la hauteur de son mât principal, les voiles bordeaux ramenées autour des vergues. De là où elles étaient, elles ne pouvaient que deviner un attroupement autour d'Hastings. Un équipage est toujours bavard. Les marins ramèrent rapidement vers le navire et enfin, la rouquine et la doctoresse grimpèrent à bord. Sur le pont, plus aucune trace du quartier-maître. Même s'il n'y avait plus de médecin à bord, le local d'infirmerie existait toujours.

-Lieutenant, pouvez-vous m’indiquer où se trouve l’officier en question ? L’avez-vous déplacé après sa chute ? Ah et je n’ai pas eu le temps de récupérer ma trousse, j’espère que votre infirmerie de bord est encore en état…
-Les hommes l'y ont probablement installé, je vais vous y mener.

A la seconde question, la réponse fut un peu plus grimaçante. S'ils n'avaient déjà pas un stock très conséquent, la plupart des produits avaient été récupérés par l'ancien docteur lors de son départ. C'est ce qu'expliqua Elea à l'habitante de Neidrag, tout en la guidant sous les ponts, vers la cabine faisant office d'infirmerie. Constitué d'un lit de fortune, d'un bureau et de placards malheureusement presque vides.

-Il nous reste que quelques bandages, de quoi faire une attelle et des outils pour amputer dans les cas les plus graves. Si besoin, quelqu'un ira chercher votre trousse.

Devant la porte, un mousse montait la garde, que la pirate congédia d'un geste de la main.

-Toutes mes excuses Madame, je ne connais même pas votre nom.

Manière indirecte de lui demander. Une fois la réponse obtenue, elle la salua une nouvelle fois avant de lui ouvrir la porte et d'attendre sur le pas de celle-ci. La lourde carrure d'Hastings reposait sur le lit, qui paraissait presque trop petit pour lui. Il cachait tant bien que mal sa douleur derrière un large sourire un peu tordu.

-C'est vachement plus confortable que mon hamac lieutenant !
-J'espère que t'as pas fait exprès de tomber pour en profiter, plaisanta-t-elle.

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Son quartier-maître essayait de garder son entrain bourru habituel, même si l'illusion ne fonctionnait pas une seconde, avec ses grimaces d'une micro-seconde et ses blessures de guerre. Pas toutes dues à la chute. Elea laissa entrer la médecin, lui emboîtant le pas et fermant la porte sur leur passage, pour couper court à la curiosité du mousse. Elle resta néanmoins en retrait, se contentant d'observer l'auscultation.

-Si vous aviez une chandelle, cela serait utile, Lieutenant…

Elle obtempéra, fouillant dans les tiroirs pour trouver une bougie et de quoi l'allumer. Ils avaient beau être à Falaise, l'électricité n'avait pas encore disponible sur les navires dans la baie de la ville. Une fois la mèche enflammée, elle tendit la chandelle à Liv. Hastings se laissait faire, presque penaud, continuant néanmoins d'arguer que "c'était pas si grave que ça". Le regard du docteur indiquait un tout autre diagnostic, Elea avait entendu son chuchotement sans réussir à en comprendre le sens. Elle se retourna finalement vers la pirate, annonçant son verdict d'une voix claire, avec une précision redoutable :

-Le bras est cassé, il va falloir le replacer adéquatement pour que l’os se ressoude sans problème. Et faire une attelle le temps que cela se replace. Son gabarit est plutôt solide, les côtes ne semblent pas avoir perforé quoi que ce soit, mais je vais devoir jeter un coup d'œil à cela une fois le reste pris en charge.

Derrière, le blessé assurait que son bras irait bientôt mieux sans faire attention au dialogue des deux femmes, qu'il suffisait de deux-trois bandages et surtout d'un tonneau de bon rhum. La lieutenante l'ignorait royalement, plus qu'habituée aux inepties de son équipage. En l'occurrence, elle avait une professionnelle à écouter.

-Il va me falloir les bandages dont vous parliez, une tige rigide d’environ cette longueur. Et pour le bras un ou deux matelots qui pourront le tenir… à et si vous l’aimez bien… un peu d’alcool ne ferait pas de mal…

Si jusque-là, le marin avait fait bonne figure, il commençait à pâlir et à s'inquiéter, vu qu'il n'avait pas écouté la première partie. Il imaginait déjà son bras servir à nourrir les crocodiles et autres monstres marins. Le grand gaillard solide avait soudainement disparu. Il attendit cependant qu'Elea quitte l'infirmerie pour se tourner, anxieux, vers Liv.

-Faites pas n'importe quoi avec mon bras M'dam, j'en ai encore besoin ! J'sais rien faire d'autre que marin moi, et z'ont pas b'soin d'un manchot à bord !

Pendant qu'il faisait l'enfant, la rouquine cherchait qui pourrait bien tenir l'imposant quartier-maître. Il faisait partie des plus costauds de l'équipage, difficile de trouver quelqu'un à la hauteur de la tâche. Elle avait finalement envoyé le maître-artilleur (après tout, c'était arrivé à cause d'un matelot sous sa responsabilité) et le bosco, les deux autres armoires à glace du navire. Les longues bandes et les grandes tiges paraissaient ridicules entre leurs larges mains. Avec accord de son père, Elea avait pu prendre un verre d'un des meilleurs rhums dans la réserve. Le pauvre Hastings méritait au moins ça. Tout ce petit monde se retrouva finalement dans l'infirmerie. La pièce était de base assez étroite mais là, elle paraissait littéralement surpeuplée.

-Tout est prêt Madame.

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Hastings s'était violemment redressé, effaçant mal une grimace de douleur. Pourtant, il n'avait pas utilisé le mauvais bras. Dans la panique, il imaginait déjà être viré, certes avec les honneurs, de l'Arcana. Ils ne pouvaient pas lui faire ça, si ?

-Je n’ai pas l’intention de séparer quoique ce soit de votre corps.

Au moins, le petit bout de femme face à lui était bien humaine, elle lui adressa un sourire rassurant. Il lui était impossible de lui donner un âge, par rapport au peu qu'il voyait de son visage et à sa voix, à la fois sage et fluette. On racontait beaucoup de légendes sur les médecins de Neidrag ; sur cette mystérieuse maladie, sur une cité abandonnée, sur un peuple sans âge. La main froide sur son front moite le calma un peu, lui faisant accepter de se rallonger.

-Je vais replacer votre os, si vous supportez calmement cette intervention, je vous promets de ne rien découper.

Il hocha fermement la tête, remerciant silencieusement la médecin, alors qu'il voyait du coup de l'œil la porte s'ouvrir sur deux de ses collègues et la lieutenante. Elle avait même eu la gentillesse de lui apporter un verre de rhum, sur le conseil du docteur. Même s'il l'avait vu grandir, petite fille turbulente quand lui était matelot à jeune femme sûre d'elle, il était toujours étonné des dissonances qu'Elea pouvait avoir. Ferme et impitoyable, dans les traces du capitaine, et en même temps discrètement attentive aux membres d'équipage.

La rouquine posa le matériel sur la table la plus proche, laissant la place à Liv pour l'examiner. Elle suivit avec intérêt les instructions qu'elle donnait aux deux autres marins, pensant à demander une formation express aux premiers soins. Le mieux serait d'avoir en permanence un médecin de bord, voire un chirurgien, mais en attendant d'en recruter, cela pourrait faire l'affaire. Sur son indication, Elea porrta le verre aux lèvres d'un Hastings à moitié redressé. Un léger sourire vint étirer ses lèvres alors qu'il lui indiquait d'un regard qu'elle pouvait le faire boire plus vite. Le quartier-maître était connu sur le navire pour sa descente impressionnante. Il n'était pas l'heure d'une beuverie mais bien de soin, il semblait l'avoir oublié alors qu'il refusait le morceau de cuir. La pirate n'eut cependant pas besoin de dire un mot, un froncement de sourcil suffit à convaincre le patient de le prendre entre les dents.

-Lieutenant, vous pouvez venir près de moi, je vais devoir tirer son bras ainsi et nous procéderons ensemble pour le stabiliser avec ce que vous nous avez ramené.

Elea acquiesça de nouveau et retroussa également les manches de sa chemise en lin, dévoilant des bras décorés de quelques cicatrices et légères brûlures. Rien de comparable aux blessures du patient allongé ou des hommes qui le maintenaient. Elle rejoignit Liv, saisissant d'avance la longue tige et le bandage. L'angoisse grandissante du blessé laissait un goût âcre dans la bouche de la jeune femme.  

-Les autres tenez le bien… À trois…un… deux…trois !

Le cri étouffé par le cuir avait été aussi assourdissant que le claquement de l'os. Heureusement que les deux gars étaient solides, le soubresaut d'Hastings aurait probablement envoyé Elea dans le mur opposé. Suivant les indications de Liv, elle appuya fermement la tige contre le bras cassé, tandis qu'elles enroulaient les bandes à quatre mains pour la fixer correctement.

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Le pauvre marin en voulait à ses collègues de l'avoir tenu si fermement alors que la douleur du claquement ne disparaissait pas vraiment, même sous les mains froides de la doctoresse et de la lieutenante. Vu l'angle que son bras avait pris, il était très inconfortable de le forcer dans une position même naturelle et il désespérait d'avance des jours de repos qu'il serait obligé de prendre.

-C’est très bien, comme promis, vous garderez tous vos morceaux.

L'air hagard et le regard brumeux, Hastings répondit par un sourire fatigué, alors qu'il retirait le bout de cuir d'entre ses dents de l'autre main. Il était trop fatigué pour reprocher le manque de discrétion sur ses inquiétudes, ses yeux se fermaient déjà à moitié. Mais les mouvements de Liv l'empêchaient de s'endormir complètement, heureusement c'était moins douloureux qu'avant la remise en place de son os, et tout le monde dans l'infirmerie semblait un peu rassuré quant à sa santé. Il était un bonhomme, fallait pas s'en faire ! Même si actuellement, son état était plus proche du vieillard que du quartier-maître, tout respect pour les vieux qu'il avait. Pendant ce temps, Elea avait congédié les deux autres marins et observait les gestes de Liv, légèrement en retrait.

-À présent, vous devez vous reposer jeune homme… Buvez. C’est pour éviter l’infection.

La rousse retint un rire en entendant Hastings marmonner vaguement qu'il était d'accord et, un sourire moqueur flottant sur ses lèvres, elle l'épaula pour qu'il prenne le verre. Le quartier-maître grimaça en se rallongeant, de douleur et parce que le goût n’était pas terrible. C’était obligatoire pour les médicaments d’être mauvais pour être efficace ?

-Si vous le souhaitez lieutenant, je suis à votre disposition, il lui faudra une certaine décoction et autres soins durant les prochains jours.

Ce fut le tour de la pirate de hocher la tête, prête à noter la moindre recommandation, du moment que cela aiderait son officier à aller mieux le plus vite possible. Elle traversa la petite infirmerie et invita la médecin à la suivre en dehors de l'infirmerie.

-Si vous avez une disponibilité, nous pouvons discuter, cela fait bien longtemps.

Alors qu'elle allait ouvrir la porte, Elea se figea, la main sur la poignée. Comment ça, "bien longtemps" ? Une goutte glacée coulait le long de sa nuque, sous son épaisse crinière de feu. Elle ne se souvenait pas d'avoir déjà vu ce bout de femme à bord de l'Arcana, malgré l'étrange impression de la connaître. Etait-ce une rencontre qui remontait à sa courte et ancienne vie ? Heureusement qu'ils n'étaient plus que trois dans la petite pièce. Elle vérifia qu'Hastings n'apercevait pas son trouble, mais le marin s'enfonçait déjà dans le sommeil. Parfait. Elle ouvrit la porte. Avec un sourire un peu plus crispé qu'auparavant, la jeune femme se retourna vers Liv et lui enjoignit de la suivre dans les entreponts du navire.

-Allons à un endroit plus propice pour la conversation, si vous le voulez bien.

Le pont supérieur n'allait plus convenir, trop d'oreilles indiscrètes, pareillement pour les cuisines. Comme il n'était pas (encore) nécessaire d'en discuter avec Sir Flint, Elea se dirigeait vers sa propre cabine. Un privilège, elle n'y invitait que très peu de personnes. Elle laissa entrer Liv en première et l'invita à s'asseoir sur la banquette agrémentée de nombreux coussins. A l'image de son père adoptif, la pirate n'était pas des plus organisées. Le sol comme son bureau étaient jonchés de feuilles volantes, de livres, de vêtements et autres étoffes. Les fenêtres filtraient les rayons tamisés de l'après-midi, parsemant ici et là le bois de tâches lumineuses. A l'opposé de la cabine, Elea déposait ses pistolets et dagues dans une armoire en chêne et jetait sa veste sur un fauteil.

-Puis-je vous offrir quelque chose à boire ou à manger ?

Elle avait aussi sa propre petite réserve, pour les fringales nocturnes.

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Elea n'était pas du genre pudique. Peu lui importait ce que Liv pouvait déduire de sa cabine désorganisée, des vêtements éparpillés et bien d'autres choses encore. Les seuls objets soigneusement rangés étaient les armes à feu offertes par le capitaine qui, quand elles n'étaient pas à sa ceinture, trônaient fièrement dans leur écrin bordeaux, et une bibliothèque, même si quelques livres décoraient le sol près du lit. Peut-être une habitude qu'elle tenait de son géniteur. Mais Morgan Flint aussi trouvait que la culture, surtout pour sa fille adoptive (ou un officier) était essentielle. Aussi, elle possédait quelques beaux ouvrages reliés sur l'histoire du continent, des cartes d'Alqara qui indiquaient aussi bien les routes maritimes que terrestres, des romans...

-De l’eau, si cela est possible.

La jeune femme laissa son invitée s'installer confortablement, lui tournant le dos pour remplir deux verres. La vaisselle n'était pas d'une extrême finesse, loin de là. Comme tout ce qui était sur le navire, il fallait d'abord que ce soit utile et solide, en cas de chute. La belle argenterie était réservée aux repas d'exception, toujours en présence du maître des lieux. Elle rejoignit Liv quelques instants plus tard et lui tendit un verre, la détaillant rapidement alors qu'elle portait l'eau à ses lèvres. Derrière les innombrables couches de tissu, un regard brumeux ou semblable à l'eau d'une source, elle ne savait pas vraiment. Son visage restait sans âge, à la fois jeune femme et médecin aguerrie. Elea parcourut rapidement la tache noire qui s'étendait jusqu'au bout des doigts, sans s'attarder et revenant aux iris d'une couleur entre mauve et bleu. Elle était sûre d'avoir déjà vu ces yeux, dans une grande demeure qui avait été son foyer.

-Pour votre matelot, il lui faudra un remède pour dormir. Je n’ai pas ce qu’il faut sur moi, mais je vous le ferais parvenir dès mon retour à l’auberge. Normalement, cela devrait vous éviter d’avoir à l’attacher sur sa couchette pour qu’il se repose.

La lieutenante hocha de nouveau la tête. Si ses souvenirs étaient bons, on ne contredisait pas un médecin et encore moins celle-ci. Même quand on ne voulait pas le remède. Elle revoyait son jeune reflet essayer d'échapper aux soins de la doctoresse mais, allongée et fiévreuse, l'enfant avait été impuissante à l'époque. Elle pouvait presque se souvenir du sermon que Liv, si c'était bien elle, lui avait fait.

-C'est très aimable. J'aurais un dernier service à vous demander. Serait-ce possible d'apprendre les gestes de secours à quelques hommes ? Ainsi que nous aider à reconstituer une infirmerie, au moins pour les premiers soins ? Pour les cas d'urgence où nous ne sommes pas à terre.

Replongeant dans ses souvenirs, Elea superposa enfin les traits de la médecin qui l'avait soignée chez James Klenn avec ceux de son interlocutrice, qui lui avaient paru étrangement familiers. A l'époque, les remontrances de son géniteur n'avaient servi à rien, elle était déjà têtue, mais elle s'était calmée en voyant le visage de Liv. Sans gêne, son regard argenté avait examiné la peau abîmée. La même que celle qu'elle avait à nouveau regardée.

-C'était vous n'est-ce-pas ?

La rousse ne doutait pas qu'elle avait été reconnue. Par contre, elle cherchait déjà un mensonge à raconter si la médecin de Neidrag s'interrogeait sur sa présence à bord. N'importe quelle question serait légitime, comment passait-on d'héritière d'un chasseur de prime à lieutenant pirate ? Mais, au vu de la gravité de l'histoire, Elea n'était pas certaine que le secret professionnel ne s'appliquât.

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Elea se sentait scrutée par cet étrange regard empli de nuages. La soigneuse ne serait pas dupée par une histoire montée de toutes pièces.

-Eleanor… Oui, il me semble que c’est comme cela que l’on vous appelait auparavant n’est-ce pas ?

Elle retint un frisson d'horreur à la mention de son nom complet. Des années qu'elle ne l'avait plus entendu, ceux qui le connaissaient n'osaient pas s'y risquer. Le capitaine lui-même ne s'adressait pas à elle de cette façon. C'était un nom trop noble, trop riche, trop connoté pour être porté par une pirate. Elle n'était plus Eleanor, disparue alors que son paternel plongeait dans un sommeil sans fin.

-Si je peux me le permettre, vous semblez plus à l'aise dans cette cabine que dans votre chambre d’enfant. Ce nouveau nom, Flint…

La jeune femme retrouva son sourire. Elle n'avait pas été autant à sa place qu'à bord d'une frégate de marins peu recommandables. Elle n'aurait jamais supporté de passer de la tutelle d'un riche Harborien à un autre, entretenant docilement une demeure surplombant le port et une myriade de gamins bruyants et gâtés jusqu'à l'os. Rien que l'image lui causait des nausées.

-Cela m’intéresse… Je ne suis pas du genre à rechercher les secrets. Ils sont délicats, ils peuvent empoisonner. Voyez-vous je ne suis pas très vaillante. J’ai ma petite lâcheté dans les pattes, je la traîne comme un animal de compagnie. Je la dresse, je m’y attache, c'est ma vie. Moi...J’aime simplement les bonnes histoires.

Evidemment. Les histoires de Misty Harbor étaient connues pour être rocambolesques, pleines d'aventures et de drames. Idéales pour des personnes avides de curiosité. Toute tendue qu'elle était, Elea ne pouvait s'empêcher de trouver cette manie attachante. Surtout quand ce n'était pas du tout ce qu'elle imaginait de la part de Liv.

-Il y a des justiciers, des inspecteurs, il y a ceux qui s’anime quand il s’agit de récupérer des secrets, de s’en servir… Puis il y a ceux qui comme moi s'accommodent. C’est bien plus simple, bien moins dangereux, ne trouvez-vous pas ?

La lieutenante aurait passé par le fil de sa lame n'importe qui essayant d'en savoir plus sur cette histoire. Mais pas la doctoresse. Après tout, elle avait soigné son quartier-maître, ce serait un bien mauvais paiement. Et après autant de temps, elle était toujours aussi douée pour apaiser les craintes. La rousse esquissa un nouveau sourire. Une compétence bien utile pour un médecin.

-Je n’ai besoin de rien en ce moment, que diriez-vous en paiement de ma visite à votre matelot de me payer autrement ? Une histoire. J'aimerais une fable parlant d’une petite fille qui a bien changé… Mensonge ou vérité personne ne le saura après tout.

Au pire, que risquait-elle ? Les criminels étaient monnaie courante dans la cité portuaire et, par son activité de contrebande, Elea en faisait déjà partie alors une accusation supplémentaire... Ses épaules s'affaissèrent alors qu'elle se détendit.

-C'est entendu.

Remarquant le verre vide, elle alla pour le remplir. Elle le déposa à nouveau sur la table à proximité de Liv et s'installa confortablement sur un fauteuil en face. Elle but d'une traite le reste de son eau et se racla la gorge. Par où commencer une telle histoire ?

-J'imagine que l'on vous a avertie de ma disparition. J'ai fini dans les mains du capitaine de ce bateau, Sir Flint. A l'origine, il cherchait juste à se venger de James Klenn, je devais n'être qu'une simple monnaie d'échange destinée à mourir en cas d'échec. Je ne sais pas pourquoi il a changé d'avis, à me garder en vie et à m'entraîner à vivre en mer. Mais il m'a tellement appris, bien plus que mon père biologique.

Elea se rappelait encore des mauvais tours qu'elle avait joués aux pirates, n'ayant la vie sauve que grâce à la protection du capitaine. Un vrai sourire, franc, illumina son visage alors qu'elle marquait une pause, perdue dans ses souvenirs. Il disparut bien vite avec la suite.

-Mais je n'avais pas compris. À seize ans, je croyais encore que ma famille était à terre. Je me suis enfuie de l'Arcana, juste pour rejoindre ma maison d'enfance et mon frère Edward. Tout ça pour se retrouver face à une pierre tombale à mon nom, ricana-t-elle. C'est très perturbant de se voir morte, vous savez ? Et j'imagine que j'avais changé, un peu trop puisque mon propre jumeau ne m'a pas reconnue.

Elle abaissa son regard vers ses mains. Elles gardaient leur finesse de sa naissance, d'apparence trop délicate pour un métier aussi sordide. Elles n'étaient plus aussi blanches qu'auparavant, dorées par le soleil et rougies d'un sang qui ne se voyait pas. Elle pouvait encore sentir le dédain du jeune homme de l'époque, qui la toisait de toute son ignorance. Elle ferma les yeux un instant avant de les poser, impassibles, sur le visage de Liv.

-Mon géniteur a fini par savoir qui j'étais, mais trop tard. Je l'ai poignardé et je suis rentrée sur le navire. J'ai changé mon nom pour celui qui bien plus agi comme un père que n'importe qui d'autre.

Sa gorge la piquait. Elle avait parlé trop longtemps sans doute, d'une histoire qu'elle n'avait jamais raconté puisque les membres d'équipage au courant l'avaient vécu avec elle. Pour garder contenance, Elea se leva pour se resservir de l'eau. Elle refoula le pincement qu'elle avait au coeur, elle n'éprouvait plus rien pour son ancienne famille, si ce n'était du mépris. Oui, du mépris et du dégoût. Elle se réinstalla face à Liv.

-A part certains hommes à bord, personne n'est au courant. Même Edward n'a aucune idée de qui je peux être.

C'était sa manière de lui signifier qu'elle devait garder le secret à tout prix. Si ces faits venaient à fuiter, la pirate la soupçonnerait en premier, avec tous les risques encourus.

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