HISTOIRE
Il y a une maison, bâtie près d’un canal de Misty Harbor : elle fait peine à voir. Une construction en colombage, du bois recouvert d’un plâtre qui part en morceaux, et se fendille de partout. Elle est légèrement penchée à gauche, la faute à un début de glissement de terrain, et de mérules qui bouffent la charpente. La baraque a un petit jardin, ce qui est étonnant dans une cité aussi mal lotie — mais c’est un jardin qui n’est plus entretenu depuis fort longtemps, ses buissons se répandent sur la voirie, son lierre envahit les murs, et passe à travers les fenêtres en verre qui ont été cassées depuis fort longtemps, si bien qu’il a fallu les recouvrir de papier huilé. Aucune bande de miséreux n’a décidé de casser la porte d’entrée pour y squatter, mais les animaux s’en sont chargés : l’intérieur est un capharnaüm humide, rempli de pagaille, de meubles pourris et cassés, de nids d’oiseaux dans le grenier et de litières pour une chienne errante qui y a fait naître ses petits.
Personne n’ose entrer dans cette baraque, et aucun édile du quartier n’a le courage de demander au Concile l’autorisation de faire abattre la maison pour y reconstruire quelque chose de sain — parce qu’on la pense hantée, par une horrible sorcière. Une vieille sénile, qui hante en boucle les couloirs qui vont de sa chambre à la salle à manger, et de la salle à manger à sa chambre, comme une espèce de mécanisme rouillé qui répète des automatismes qui n’ont plus de sens. Elle croit que des vieux tableaux déchirés aux murs sont des amis, et elle est persuadée qu’aujourd’hui elle attend des invités — comme elle en attendait hier, et avant-hier, et la semaine dernière, et le mois précédent. Tout ce qui est vivant dans cette putain de maison c’est les clebs qui ont envahi le rez-de-chaussée. Un jour ou l’autre, l’un d’entre eux mordra un gamin, et là faudra bien que les édiles envoient des gens pour tuer les bêtes et foutre la propriétaire en asile.
Cette vieille folle, elle s’appelle Eleanor Ropsley. C’est ma maman, et c’est moi qui l’ai abandonnée dans cet état.
Misty Harbor c’est la seule ville où les fortunes sont faites en un claquement de doigt — pour ça qu’elle fait rêver tout le monde. Mais c’est aussi la cité qui est remplie de pauvres, partout où vous jetez votre regard ; j’espère que vous saisissez l’arnaque. Moi ça m’a pris trente ans, mais papa disait que j’étais lent, alors bon.
Plus personne qui respire m’appelle Ropsley — je dis pas ce nom de famille à voix haute. Fut un temps, il inspirait un tout petit quelque chose, c’était ça l’emmerde. Je suis l’héritier de quelque chose, de quatre générations de marchands au moyen-et-long-cours. Ça a commencé quand arrière-arrière-grand-père, qui était baleinier je crois, il a séduit la fille d’un capitaine et saisi un héritage à force de faire le contre-maître sur les ponts à beau-papa ; y s’est retrouvé à gérer une petite affaire qui marchait bien, surtout du commerce de peau de bêtes des Terres Inconnues, et assez bien pour que son fils ait un pécule, qui l’a agrandi puis transmis à son tour à un autre fils — mon grand-père, Llowyd Ropsley.
Bon. Je vais pas faire l’hagiographie familiale, ça intéresse plus personne. Les hommes riches, à Misty, ils aiment bien s’inventer une vie, et une noblesse — y disent que c’est la Sirène, ou le Chat en personne qui a permis leur réussite ; ils doivent tout aux Dieux, à leurs ancêtres, et à leur mérite personnel ; mais c’est un mensonge auquel absolument personne ne souscrit hormis eux-mêmes. Je peux pas parler pour mes aïeux trop lointains, mais Llowyd je l’ai connu dans ses dernières années, avant que lui ne sucre les fraises et se tue tout seul, comme maman et bientôt moi-même :
Llowyd Ropsley était un monstre. Un putain de monstre. Quand j’avais dix ans, on avait été invités à un mariage chez des amis de la famille, et une meuf sortie de nulle part avait essayé de le tuer, ce qui avait bien ruiné la réception ; j’ai appris bien plus tard que la gonzesse qui voulait canner papy, elle était devenue tarée parce que c’lui-ci s’était arrangé pour que son grand-frère passe par-dessus bord durant une chasse à la baleine.
Le code d’honneur des marins, en mer, c’est pas un truc sympa. C’est des conventions pour éviter d’en faire trop, nos Dieux ont pas envie de perdre trop de matelots de qualité, mais enfin, se permettre une ou deux vendettas c’est normal quand on prévoit de racheter quelques navires. Papy Llowyd, il a probablement ruiné un tas de vies. Des concurrents disparus dans des maelstroms, des navires de commerce étrangers passés à l’épée pour saisir leur cargaison, peut-être sa première femme dont le nom foutait toujours un blanc gênant aux repas de famille — je crois qu’il l’a tabassée à main nues et a maquillé le truc en suicide, ou alors elle s’est suicidée parce qu’elle était trop malheureuse, je sais pas…
Vous voyez, arrière-grand-papy, qui faisait fortune au fin fond des Terres Inconnues, il a trouvé un truc, une fois. Une chose trouvée dans une sorte de… Grotte, mais construite, sous la terre, où y restait quasiment rien. Un objet, vomi du passé, digne de vénération, qui aurait dû finir dans un musée — ou entre les mains d’érudits qui auraient pu contrôler ce qu’il était. Un croc de loup. Un truc qui permet de faire naître des rumeurs sur soi, terrifier un équipage, chose utile vu que la réputation ça fait ou défait un capitaine dans notre ville. Un objet qui transforme en monstre. Mais ce croc de loup, il rend taré. Personne qui l’a porté est mort de causes naturelles. Llowyd Ropsley, à la fin de sa vie, il était plus une bête qu’un homme, et il grognait et aboyait au lieu de parler, tout en étant terrifié par la lumière du soleil. Alors qu’à une époque il enchaînait la signature de prêts à l’aventure et de chèques comme… Comme un boulanger enchaîne les pains ? Putain je suis mauvais en métaphores.
Llowyd a fait naître quelques enfants, de deux épouses. Et parmi eux, y avait maman. Eleanor. C’était pas l’aînée, mais c’était la seule fille de la portée, et pour une raison ou une autre, c’est devenu la préférée de papy. Je m’en souviens, de la jalousie de mes cousins, que je connaissais bien, et celle de mes tontons, que je devinais juste par des gestes ou des mots un peu déplacés lors des dîners de famille.
Ma maman, elle aimait pas son père. Peut-être pour ça qu’elle était sa préférée, en fait. Elle a tout le temps été indépendante, fière de le contredire, de prendre des initiatives que par elle-même, et de se foutre dans des conneries d’où elle se sortait toute seule — elle s’est évadée d’une prison, une fois, quand j’étais tout gamin !
Évidemment qu’une femme folle furieuse comme ça, il a fallu qu’elle soit attirée par l’opposé complet. Elle est tombée amoureuse d’un forgeron de Misty Harbor ; un mec pauvre, mais avec un métier honnête, un artisan quelconque fade, sans ambition, sans curiosité, qui rêvait de bosser de neuf du mat’ à huit du soir sans marcher sur les pieds de quiconque.
Elle a convolé en noces avec lui, ce sous-nul qui avait pas de quoi payer son douaire, et elle a demandé qu’il lui donne un enfant. Paraît que mon papy a passé deux semaines à l’hospice en apprenant ce que sa gamine avait fait. Il a déshérité Eleanore, mais elle s’en battait les ovaires, son équipage lui était fidèle, à
elle ; Alors avec le ventre rond elle a sauté dessus et elle s’est cassée pour continuer le commerce, la pêche et la course. Et c’est comme ça que je suis venu au monde. Parce que maman était très superstitieuse, elle est revenue à Misty Harbor pour offrir mon sang à la sirène, et, dans mon simple intérêt, elle m’a présenté à pépé, pour que je sois reconnu comme la chair de sa chair.
J’ai grandi avec une cuillère en argent dans ma bouche. Jusqu’à mes quinze ans j’ai manqué de rien du tout. Si j’ai connu des gamins de la rue, et fait un tas de conneries, c’est parce que c’est comme ça qu’on fait à Misty Harbor — les pauvres et les riches se mélangent, au moins quand c’est des chiards. Les Ropsley c’était pas des nantis non plus, tout juste des ploucs récemment enrichis qui jouaient aux mécènes en dépensant — très mal — de l’argent malhonnêtement acquis. Moi je voyais surtout que contrairement à d’autres gamins je mangeais tous les jours et j’avais de jolies fringues et ça me suffisait.
Puis quand Llowyd s’est mis à vraiment vriller et que ça commençait à devenir impossible de le faire sortir dehors, ses enfants ont dépecé l’affaire. Ils se sont répartis les navires et les cargaisons, et ont fait couler le business. Maman, elle a eu la part du lion — enfin, du loup. C’est pas de l’argent qu’elle a sécurisé dans l’héritage, ni des prêtres-noms ; c’est l’artefact. Le truc pour lequel elle m’a donné mon prénom.
Ludgar, je m’appelle.
« Loup-de-guerre ». J’étais son fils unique. Très jeune, ma maman qui était une furie et mon papa un pedzouille ennuyeux, ils se sont rendus fous, alors, ils se sont séparés, et j’ai quasiment plus revu papa — ‘fin de temps en temps, pour l’anniv’ d’untel ou la fête truc, mais il s’est remarié et ma bru ne m’aimait pas donc bon. J’étais le fils chéri à ma mère. Elle ne voulait pas m’emmener en mer, c’était trop dangereux, je restais dans la maison avec Llowyd — puis quand pépé est devenu taré avec un oncle assez gentil. Mais quand maman revenait, ça y allait, qu’elle m’achetait un tas de trucs, me promenait partout, se plaignait de tout ce que son père ou son frère avait fait de mal avec moi en son absence. C’est quand j’ai eu quinze ans que j’ai été pour la première fois hors de Misty, monté sur son bateau,
« l’Imprudent ». Je trouve que le nom lui collait bien.
L’artefact, c’était un secret vraiment lourd. La chose à ne jamais dire, à personne. On savait qu’il y avait une rumeur sur elle, sur sa famille, mais jamais rien de précis, jamais rien de confirmé à l’oral. Nous, des ploucs puants qui jouent aux riches, portant une chose digne de vénération dans certains coins ? Un pouvoir qui transcende la nature ? C’était trop donner d’importance à des vauriens. Qu’est-ce qu’on en a fait, de l’artefact ? Pillé plus de coins à piller, fait du tort à des gens ?
‘fin, y a une justice dans ce monde. Parce que, quand j’étais ado, j’ai pu voir la famille Ropsley s’effondrer. Vous voyez, c’est pour ça que faut pas être trop un connard : c’est bien pour les gains à court terme, mais ça donne l’occasion à tous les autres de se venger correctement. Y a eut des années difficiles, alors que je devenais adulte, et je me suis mis à avoir peur de ma mère. Et à la haïr. Et à voir un monstre incontrôlable, et changeant, et… Et plein de trucs de ce genre.
Comme papy, elle a plus été capable de porter l’artefact. Elle se serait changée en quoi ? Une fois je l’ai vue mordre une putain de gouvernante, jusqu’au sang. Alors quand j’ai eu seize piges, je le lui ai volée, pour son bien, pour que j’aie pas à la voir franchir la limite ; pour qu’elle soit pas tuée dans son lit par son propre fils, comme papy.
Après ça ça a été bientôt vingt ans de ma vie de merde, avec cet objet maudit. Au départ j’ai voulu être sérieux, je suis allé rejoindre mon père, le pauvre vieux. J’ai vraiment voulu, un moment, être apprenti-forgeron — moi aussi avoir un boulot à la con, qui fait de mal à personne, où j’aurais pu avoir une conne de femme et des cons de gosses et peut-être avoir des voisins du quartier à mon enterrement de con. Bon. La vie et mon manque de cervelle en ont voulu autrement. Y a eut l’engueulade de trop avec la belle-mère, le père qui me fout dehors, moi qui claque la porte.
Y a pas trente-six mille endroits où aller pour un gamin sans famille. J’ai arrêté de porter mon nom parce que les Ropsley étaient foutus, et avalés par d’autres, et que j’avais pas envie d’avoir d’emmerdes à cause d’eux — je voulais plus rien à voir à faire avec mon propre sang. Y a que ma mère que j’aimais encore.
« FitzEleanor », c’est pour ça. On est la ville des exilés, changer son nom c’est facile.
J’ai fait des boulots de merde, à la suite. Donnez-moi un nom de boulot, n’importe lequel, surtout s’il pue la pisse, je vous jure que je l’ai fait — on ravale vite sa fierté quand on peut avoir un plat chaud et un toit au-dessus de sa tête. J’ai fait pêcheur au chaland ; c’est pas mal payé mais qu’est-ce que c’était dur. J’ai fait un peu de boxe, avec des paris, parce que j’étais très grand et qu’un type au port trouvait que j’étais assez costaud ; mais c’était très mal payé et j’en avais ma claque d’avoir mal à la gueule, c’était un plan à finir comme un légume à trente piges. J’ai bossé pour un épicier, je portais des sacs et des courses, mais un jour j’ai fait le con, j’ai pioché dans la caisse, donc il m’a viré et j’ai fait quatre-vingts jours de travaux forcés. J’ai fait putain mais pas longtemps, puis y a trop rien à en dire, franchement c’était pas la pire expérience. J’ai tenté d’être voleur, mais en fait j’étais pas discret du tout, un vrai boulet, et comme j’étais récidiviste cette fois j’ai fait deux-cent-quarante jours.
C’est un bon début de vie adulte de merde. Et pendant tout ce temps, j’avais l’artefact avec moi. Le truc qui me collait, pendant les pires moments, quand j’étais fracassé, quand j’étais humilié, quand j’étais à bout — j’ai jamais cédé. Le truc me paraissait être une boîte à pas ouvrir. Je me souvenais trop de la décadence de maman et papy. C’était hors de question.
Quasiment tous ces boulots ils ont été commencés quand j’ai été embarqué dans un truc bizarre par un vieil homme louche et glauque qui me payait à boire. Et c’est à vingt-trois-ans que j’en ai enfin trouvé un qui m’a filé une carrière plus stable. À ses yeux, je commençais à être un peu vieux, mais il me connaissait un peu du quartier, et il m’a proposé un boulot où j’aurais vraiment ce que je voulais : du respect, des liens forts avec d’autres gens, une sensation de faire quelque chose de ma vie, une occasion de voir le monde — et quand j’ai fini ma chope de bière, j’ai vu au fond une pièce d’or bien brillante.
Vous la voyez venir, l’arnaque ?
J’ai été engagé dans une confrérie d’aventure. Un mercenaire. Le pire c’est que ce gros fils de pute m’a absolument pas menti sur ce que j’allais gagner. Bon bien sûr il a pas dit le reste du contrat. Je vais pas en parler pendant des heures parce que je suis pas assez ivre, et que bon, les histoires de soldat ça intéresse absolument personne — c’est des gros cons les soldats, hein ? Enfin voilà, j’ai appris à me battre au sabre et à la baïonnette, à mettre un carton à deux cents pas au fusil, et puis je suis devenu un expert pour éplucher des patates et — surtout,
surtout, figurez-vous qu’on m’a appris à jouer à la flûte, le pire instrument de musique du monde.
Je peux pas dire qu’être soldat c’était le pire métier de ma vie. Y avait des copains et de l’aventure. Mais c’était dur. Y avait beaucoup de souffrances, et de blessures. Et une fois. Une putain de fois, j’ai cédé. Rien qu’une seule fois j’ai utilisé l’artefact, pour sauver ma vie, et celle des copains.
Comment vous faites, pour dormir tranquille après avoir vu un type se transformer en homme-loup immense, et déchiqueter des choses avec des griffes longues comme vos avants-bras ? Vous pouvez pas. C’était le pire, le regard des gens. Avoir conscience d’être devenu ce que je voulais pas être. Personne me l’a reproché en soi : j’avais sauvé la vie à des gens, ils me devaient bien ça. Mais le capitaine m’a bien expliqué que, voilà, ça ne pouvait juste pas continuer. J’avais trente-quatre ans, il me restait juste un an de contrat… On s’est mis d’accord pour me casser, mais honorablement, j’ai eu droit à mes derniers gages pour l’année manquante et même une décoration. Le type a même pas osé me serrer la main après qu’il m’a filé mes papiers, c’était ça le plus horrible.
Je suis retourné sur les quais de Misty. Maintenant plus personne connaissait le nom « Ropsley », absolument plus personne. Mais la maison tenait encore debout. J’aurais jamais dû y retourner… Voir ma mère dans cet état… L’un de ses frères continue à lui amener de la bouffe tous les jours, vous savez ? Le gars a plus un rond, il est passé de fils de marchand à putain de débardeur, il a cinquante ans et il porte des sacs. Il a cru que je revenais m’occuper d’elle et y avait du soulagement dans son regard. Mais je suis un putain de lâche. J’ai eu le courage de charger des animaux sauvages à la baïonnette mais pas de m’occuper de ma propre mère, putain.
Je voulais me casser le plus loin possible de Misty. Alors je suis retourné en mer. Heureusement, j’avais un meilleur CV cette fois : Ex-soldat décoré d’une grande compagnie d’aventure, ça vend tellement mieux que voleur raté et boxeur raté qui vend des passes. J’ai tenté plusieurs navires ; eut des contrats pas trop mal, affaires faciles. Puis finalement j’ai trouvé le dernier.
Je sers de bosco, dessus. Ça consiste en quoi ? En être le gros pète-couille qui hurle quand faut tirer des cordes, qui hurle quand faut bosser, qui donne le rythme et maintient l’ordre à bord. Le type que personne aime, le contremaître chieur qui a pas l’expérience du matelot qui s’est élevé. Mais hé. Faut bien un type comme moi. Je sais qu’ils parlent dans mon dos, y doivent penser que j’étais un monstre, comme les autres… Mais un jour ou l’autre, quand ça sera une question de vie-ou-de-mort, ils seront bien contents de m’avoir à leurs côtés…
L'Alcyonien, qu'il s'appelle. Une dame qui remplace le capitaine, qui a canné y a pas longtemps - j'pense qu'elle veut se venger, ou un truc du genre. Qu'importe. Elle paye, je sers. C'est toujours comme ça qu'il fait, le Ludgar - je vis pour servir.
L’artefact continue de m’oppresser. J’aurais jamais dû l’utiliser. Je me sens parfois lâcher prise. Il faut que je tienne. Je sais pas ce que je veux de ma vie, mais faut que je tienne.